Audio du séminaire sur Michel Clouscard avec Gilles Labelle

Vendredi 23 février 2024 14h-17h, UQAM, J-1060

Michel Clouscard : néo-capitalisme, « gauchisme » et critique du sujet associé au « marché du désir »

La pensée de Michel Clouscard (1928-2009) s’appuie sur un double refus: refus de ce qu’il désigne comme le « marxisme dogmatique » (celui du Parti communiste français); et refus de ce que les courants dits « gauchistes » lui opposent. Au premier, Clouscard reproche une approche « économiste » de la société –reproche qui n’est guère original puisque devenu un lieu commun dès les années ’70 (y compris à l’intérieur même du Parti communiste : voir Althusser ou Balibar).

L’originalité du travail de Clouscard tient dans la critique qu’il adresse au gauchisme : s’emparant de ce que le marxisme dogmatique ignore le plus souvent, soit la question de la reconfiguration de la subjectivité après Mai ’68, le gauchisme l’aborde dans des termes qui, alors qu’ils annoncent une ère d’émancipation comme l’humanité n’en aurait jamais connue jusque-là, participent en réalité de l’avènement d’une forme de « néo-capitalisme » dont la prétention est le dépassement des conflits de classe par l’édification d’un ordre hégémonique « libéral-libertaire ».

Au cœur du néo-capitalisme loge une mutation culturelle, décrite comme « permissivité des mœurs », arrimée à ce que Clouscard appelle le « marché du désir ». Celui-ci, Clouscard y insiste, est irréductible à ce que des critiques pressés ont appelé la « société de consommation ». Certes, le sujet qui s’institue au carrefour du néo-capitalisme et de la rhétorique gauchiste « consomme » des marchandises –mais, ce qui importe est la représentation d’une consommation déliée de la production (et donc de l’histoire de la production), d’un principe de plaisir délié du principe de réalité, d’un signifiant délié de toute référence au réel.

Le sujet, en somme, se présente comme le fils émancipé et dépensier délié (enfin) du père sévère et porteur d’une loi qui rime avec l’ascèse et l’épargne. Par-delà l’apparente reprise et actualisation du motif du fétichisme de la marchandise (la marchandise n’apparaît pas comme le produit d’une relation sociale, mais comme une « chose en soi », porteuse d’une valeur propre), il faut retenir du propos de Clouscard que le sujet du néo-capitalisme fait toujours deux choses à la fois : en consommant des marchandises, le sujet s’engage dans un acte performatif, qui a le sens d’une déliaison de son être d’avec les classes engluées dans la production (bourgeois ou prolétaires), de manière à s’inscrire dans une classe qui n’en est présumément pas une, en ce qu’elle est plutôt l’incarnation d’une humanité émancipée tout à la fois de la production, donc des conflits de classe dont elle est indissociable, donc de l’histoire en tant qu’elle est « l’histoire de la lutte des classes » (Marx, Manifeste), donc du tissu institutionnel qui donne consistance à l’histoire, donc des contraintes et des limites associées à un tel tissu.

Consommer dans l’oubli du produire, des classes, de l’histoire, du tissu institutionnel, c’est dès lors œuvrer à faire enfin advenir la forme subjective rêvée par le capital depuis son commencement mais demeurée inaccomplie jusque-là : une forme subjective « sans patrie », « sans famille », en fait sans attache à rien qui soit hérité du monde historique –une forme subjective socialisée mais en même temps paradoxalement désocialisée. Or indique Clouscard, c’est alors même qu’on cherche à invisibiliser le conflit de classes qu’il réapparaît, sous des formes nouvelles et qui, si l’on n’y prend garde, peuvent être pathologiques.

En effet, les « mondains » qui n’ont de cesse de s’émanciper en renvoyant au néant tout le passé de l’humanité, promeuvent par-là un « pré-fascisme », intolérant, agressif voire terroriste, manifeste dans le mépris ouvert qu’ils affichent pour les « retardataires », c’est-à-dire pour tous ceux qui demeurent attachés au « vieux monde », aussi bien dire aux ténèbres, et dont l’expression politique normale est, selon les mondains, la réaction et le « populisme ».

Tout l’enjeu, dès lors, est pour Michel Clouscard, par-delà la critique de l’ordre libéral-libertaire, de redonner sens, à la fois contre les mondains héritiers du gauchisme et contre le populisme réactionnaire et démagogique qui s’en présente comme la critique efficace, à une idée du socialisme par où les formes auxquelles l’humanité historique a donné naissance et consistance, pourraient être « dialectisées » plutôt qu’effacées, de telle sorte que les producteurs et les classes populaires pourraient trouver un sens à leur vie et à leur activité, alors que les mondains n’ont de cesse de tenter de les invisibiliser.