Michel Freitag

« En n’aimant pas le monde, en nous contentant de l’utiliser, nous le méprisons et nous le perdons. Et lorsque ce rapport d’utilisation lui-même nous échappe, qu’il se réifie et se généralise dans des systèmes opérationnels qui agissent non plus pour nous mais à notre place, nous nous détruisons avec lui. Hors du monde tel qu’il est déjà depuis toujours avant nous, hors de sa reconnaissance, nous ne pouvons que vivre à côté de nous-mêmes. (…) Comment penser pouvoir s’engager, collectivement, sur un autre chemin que celui qui nous mène déjà vers la destruction du monde et des cultures, sans revenir à ce niveau de réflexion, sans réfléchir de nouveau sérieusement sur la nature essentielle de ce qu’il s’agit de préserver et de sauver? » (M. Freitag, Combien de temps le développement peut-il durer?)

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Le sociologue et philosophe québécois d’origine suisse Michel Freitag (1935-2009) a été professeur au département de sociologie de l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Il est l’auteur d’une œuvre théorique majeure qui a « sa place auprès des plus grands systèmes que la sociologie ait proposés depuis sa naissance »: la sociologie dialectique, exposée dans son œuvre maîtresse Dialectique et société. Par la suite, ses travaux sur la critique de la société postmoderne, notamment dans L’oubli de la société, l’ont, entre autres choses, mené à étudier la marchandisation de l’enseignement supérieur, dans Le naufrage de l’université; l’extension du capitalisme globalisé dans L’impasse de la globalisation; et les apories de la conception libérale de la liberté dans L’Abîme de la liberté (cette liste n’est pas exhaustive, l’œuvre de l’auteur étant d’ampleur considérable).

L’approche de Freitag s’inscrit dans la tradition de la pensée dialectique héritée de Hegel et de Marx et se rapproche d’une certaine manière de l’École de Francfort, bien qu’elle ait son origine et son originalité propre. Suivant cette tradition dialectique, Freitag cherche à comprendre les sociétés en tant que totalités structurées par des médiations qui viennent agencer et réguler normativement le rapport du sujet avec le monde objectif, culturel et naturel, qui l’entoure.

Michel Freitag a reçu en 1996 le Prix du Gouverneur général du Canada, catégorie « études et essais de langue française », pour Le Naufrage de l’université – Et autres essais d’épistémologie politique. À noter que le Prix du Gouverneur général : études et essais de langue française est l’un des plus prestigieux prix littéraire au Canada.

L’animal est celui dont la présence sensible au monde s’organise à partir de l’instinct. L’humain, bien qu’il soit à bien des égards un animal, du fait de sa sensibilité et sa corporéité, est celui qui dépend de normes extérieures, objectivées dans des formes ou médiations symboliques ou institutionnelles, pour garantir sa survie au sein de la nature et de la société. Initialement, ces normes sont inscrites dans des médiations langagières, culturelles et symboliques. Ceci est explicité dans sa théorie générale du symbolique, comme structure régissant le rapport humain au monde, mais aussi dans le premier mode de reproduction sociétal de sa théorie des modes de reproduction de la société, le « mode de reproduction culturel-symbolique ». On peut ainsi dire que les société primitives s’assurent de vivre harmonieusement avec le reste du cosmos en répétant, par exemple, la parole originaire du mythe.

Dans les sociétés traditionnelles (Antiquité, Moyen-âge), puis modernes, les médiations se complexifient, culminant dans ce qu’il appelle un mode de reproduction « politico-institutionnel ». Dans la modernité, à travers l’usage individuel et public de la Raison, on assiste à la mise en place d’institutions éducatives (Université moderne), juridiques (droit, lois, constitutions), politiques (État moderne), etc. L’idéal moderne, celui d’individus et de sociétés autonomes et réflexifs, se trouve miné par des contradictions internes qui conduiront au développement d’un troisième mode de reproduction sociétal que Freitag appelle « décisionnel-opérationnel » ou encore « systémique », ou à ce que nous pouvons tout simplement nommer l’ère postmoderne.

Dans ce nouveau type d’organisation sociale, dont le modèle typique est celui des États-Unis, même s’il s’agit maintenant d’une logique qui a contaminé le monde entier, on assiste à la dissolution de tout rapport à quelque idéal ou transcendance (religion, culture, esprit, civilisation). La vie sociale est prise en charge pragmatiquement en vue de la seule efficience opérationnelle. On retrouve bien sûr ce souci d’efficacité à l’intérieur des organisations ou des entreprises, mais il finit par être étendu à toute la vie sociale. La société n’est plus réputée être dirigée par des individus se dotant volontairement de normes sur la base de l’usage public de la raison. Au contraire, le développement d’un égoïsme libéral forcené, appuyé sur une conception sans limite de la liberté infinie, hostile à toute contrainte, trouve son pendant dans l’abandon de la régulation sociale aux mains de systèmes autonomisés, automatiques ou cybernétiques.

Le capitalisme globalisé offre aujourd’hui le meilleur exemple de ce que sont ces systèmes englobants qui, dans la postmodernité, détruisent les sociétés et les formes de médiation culturelles-symboliques ou politico-institutionnelles. Celles-ci sont plutôt remplacées par des processus et des flux sur lesquels les individus et collectivités n’ont plus de contrôle. Ce capitalisme globalisé est lui-même couplé au développement de la technoscience et de l’informatique (par exemple, l’intelligence artificielle et la gouvernance algorithmique) lui permettant de faire main basse sur la vie biologique (dont il repousse sans cesse la limite) autant que sur les institutions, les sociétés et les consciences (par exemple: la colonisation de l’éducation par la logique capitaliste et les machines).

On peut résumer le passage à la postmodernité comme la suppression de toute dimension idéale (la fin des « grands récits ») et l’enfermement dans la logique des systèmes qui pensent et décident à la place des collectivités. Le réel, qu’il s’agisse de la nature, de la culture, de la société ou de la vie, devient une simple matière mobilisée ou transformée pour nourrir la logique abstraite et virtuelle du système. La seule finalité de ce dernier étant de se reproduire et de s’étendre à l’infini, en dehors de toute limite, et donc, de manière totalitaire. Les catastrophes qui déferlent sur notre monde illustrent déjà ce qui attend la nature, les sociétés et la vie lorsqu’elles sont instrumentalisées pour nourrir une logique de croissance ou de développement tout sauf durable, qui ne peut dans les faits pas durer, et qui finira par faire du monde un déchet.

Dans un article intitulé « Combien de temps le développement peut-il durer? », Freitag cherche à montrer que le développement infini est incompatible avec les limites nécessaires au maintien dans l’existence de la nature et des sociétés. En effet, ni le développement économique infini, ni la liberté infinie de l’individu ne sont compatibles avec l’existence au sein d’un monde commun. Contre l’illusion de la liberté libérale autofondée, c’est justement ce monde commun, naturel, culturel, sociétal, qu’il convient de préserver, sans quoi seront détruites les conditions de toute liberté véritable et de toute justice.

Empêcher la destruction écocidaire du monde et le suicide des sociétés causées par le déploiement du capitalisme technoscientifique globalisé exige que l’intellectuel pense la nature du changement en cours, dans sa nouveauté radicale. Cela implique ensuite de réfléchir à nouveau à la nature du monde, des êtres, des sociétés, et à leur valeur. Il est en effet impossible de mettre en place la nécessaire autolimitation permettant de réencastrer l’économie ou la technologie dans des finalités réfléchies sans engager une réflexion sociologique et philosophique sur ce qui mérite d’être préservé. L’œuvre de Michel Freitag, dans ses dimensions aussi bien théoriques que critiques, apparaît aujourd’hui comme incontournable, en tant que théorie critique et théorique de la société, pour comprendre la condition humaine et endiguer ce qui la menace.

Soulignons que Freitag ne s’est pas engagé dans le travail théorique à partir d’une posture scientifique abstraite ou désincarnée. On trouve en effet chez lui un « amour du monde » qui est au fondement de la réflexion épistémologique, ontologique et politique visant à penser les conditions d’existence (et du maintien dans l’existence) de la nature, des sociétés ou de la liberté. Faute de se réconcilier avec ses conditions ontologiques de possibilité, la liberté se voudra d’autant plus abstraite qu’elle sera, en réalité, dominée par les systèmes auxquels elle a confié la faculté de juger, de produire et de transformer le monde… jusqu’à le détruire. La théorie critique ne peut se contenter de revendiquer une « émancipation » du sujet à l’égard des contraintes sociales héritées; ce serait faire le jeu du capitalisme postmoderne. La critique doit donc « changer de direction » et opposer une conception enracinée de la liberté à la conception libérale ou néolibérale en vogue aujourd’hui. Parler d’une liberté enracinée, située ou concrète signifie réfléchir aux conditions de possibilité objectives sans lesquelles cette liberté se dissout, ce qui implique, au premier chef, d’aller à rebours de « l’oubli de la société ».

Michel Freitag aurait en ce sens assurément pu faire sienne cette citation de Gunther Anders: « C’est en arrivé à un tel point que je voudrais déclarer que je suis un « conservateur » en matière d’ontologie, car ce qui importe aujourd’hui, pour la première fois, c’est de conserver le monde absolument comme il est. (…) Il y a la célèbre formule de Marx: « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses manières, ce qui importe, c’est de le transformer ». Mais maintenant elle est dépassée. Aujourd’hui, il ne suffit plus de transformer le monde; avant tout, il faut le préserver. Ensuite, nous pourrons le transformer, beaucoup, et même d’une façon révolutionnaire. Mais avant tout, nous devons être conservateurs au sens authentique, conservateurs dans un sens qu’aucun homme qui s’affiche comme conservateur n’accepterait ». (G. Anders, Et si je suis désespéré, que voulez-vous que j’y fasse?, Paris, Allia, 2016, p. 76).

(Texte adapté à partir de la notice: Eric Martin, « Michel Freitag », Cédric Biagini, David Murray, Pierre Thiesset, Aux origines de la décroissance. Cinquante penseurs, L’Échappée-Écosociété-Le pas de côté, 2017)


Quelques ouvrages marquants

  • 2011 Dialectique et société, La connaissance sociologique : prolégomènes épistémologiques à l’étude de la société, vol 1, Montréal, Liber, 359 p., réédition augmentée du volume 1 de la première édition (1986, Albert St-Martin)
  • 2011 Dialectique et société, Introduction à une théorie générale du symbolique, vol 2, Montréal, Liber, 481 p., réédition augmentée du tome 1 de la première édition (1986, Albert St-Martin)
  • 2013 Dialectique et société, Culture, pouvoir, contrôle. Les modes de reproduction formels de la société, vol. 3, Montréal, Liber, 491 pages, réédition du tome 2 de la première édition
  • 2002 L’oubli de la société. Pour une théorie critique de la postmodernité, Rennes, Presses de l’université de Rennes et Québec, Presses de l’Université Laval, 433 p.
  • 1996 Le naufrage de l’université et autres essais d’épistémologie politique, Québec, Nuit Blanche Editeur, Paris Ed. La Découverte, 299p. (Prix du Gouverneur Général du Canada).

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